Questions au Professeur Claude Dupuy sur la crise financière


Publié le 15/10/2012 • Modifié le 15/02/2016

Temps de lecture : 6 min.

Claude Dupuy est professeur de sciences économiques à l’Université Bordeaux 4 (Gretha UMR CNRS 5113). Entretien réalisé en novembre 2008

Pouvez-vous nous rappeler brièvement ce qui s’est passé depuis l’été 2007 ?

© Claude Dupuy

On est passé, par phases successives, d’une crise limitée (dite des subprimes) à une crise systémique plus générale du système bancaire et financier mondial.

La première phase de la crise est bien connue car très décrite dans la presse. Il s’agit de l’émission de titres liés à la dette immobilière des ménages américains (CDO ou Collaterized Debt Obligations et CDS ou credit default swap). Ceux-ci ont été émis par les institutions financières pour couvrir les risques liés aux emprunts à taux variables, qui représentaient 91,6 % des crédits immobiliers aux États-Unis en 2006.

Des instruments financiers « innovants » ont été popularisés depuis la fin des années 90, notamment le prêt hypothécaire à taux révisable ARM avec un taux initial (teaser) inférieur au marché les deux premières années. Au bout des deux ans, au moment où s’applique le taux élevé, l’hypothèque pourrait être refinancée grâce à la valeur du bien, permettant au préteur de prélever des frais supplémentaires. De fait, ce type de prêt se retourne contre l’acheteur lorsque les prix s’effondrent de façon systémique comme c’est le cas depuis deux ans. D’autres prêts ont aussi ciblé des populations non solvables comme les Alt-A surnommés « prêts pour menteurs » et parfois nommés Ninja (No Job, No Income, No Assets).

Pourquoi les banques et toutes les sociétés de courtage en prêts ont-elles engendré cette spéculation ? Tout simplement parce qu’elles avaient la possibilité de se débarrasser des dettes en les titrisant. Elles émettaient des obligations découpées en plusieurs tranches (CDO). Les tranches supérieures avaient une liquidité maximale (notée AAA par les agences de notation) et les tranches inférieures supportaient tous les risques mais avaient un fort rendement. On comprend aujourd’hui le caractère toxique de ce genre de produits lorsque l’on se trouve face à une crise systémique. En fait, il s’agit de transferts de risques dans la profession de la finance : les prêts octroyés par les courtiers étaient confiés temporairement à des banques « hypothécaires » sous-capitalisées puis revendues en bloc à des banques d’investissement (d’où les problèmes de Lehman Brothers) qui les restructuraient et les vendaient à des investisseurs institutionnels (après notation). De fait, à chaque étape les intervenants de cette chaîne de « valeur » étaient motivés par les gains liés aux frais bancaires. Cette titrisation à outrance a conduit au développement de nombreuses autres innovations (dont les fameux CDS). L’émergence de ces contrats dérivés sur défauts de crédit est l’innovation majeure de ces dernières années. Ils représentaient en 2005 (selon George Soros) 42 600 milliards de dollars soit l’équivalent du patrimoine immobilier privé américain (contre 18 500 milliards à la capitalisation boursière et 4 500 milliards aux valeurs du Trésor américain). L’ampleur du problème montre bien que nous sommes face à la plus grande crise du système capitaliste.

 

La deuxième phase de cette crise débute en septembre 2008 avec la faillite de Lehman Brothers, puis les sauvetages massifs d’institutions puissantes (AIG) et les rachats de Merryl Lynch par Bank of America... Cette deuxième phase est caractéristique d’une phase de credit-crunch car les banques (qui détiennent des mauvaises dettes) ont brutalement réduit les crédits. Cette phase a très bien été décrite par les travaux de Joseph Stiglitz. Ne connaissant pas l’état des demandeurs de crédits (ce que les économistes nomment une asymétrie d’information), les banques cherchent à améliorer leur bilan en nettoyant leur portefeuille client. C’est une crise de liquidité qui implique que les acteurs endettés ne peuvent plus avoir recours au crédit pour payer et rééchelonner leurs dettes.

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Ceci a pour conséquence visible, dans un premier temps, de faire chuter les marchés immobiliers puis la demande solvable des ménages. Dans un deuxième temps, ce sont les institutions les plus proches des ménages qui font faillite (promoteurs, agents immobiliers, courtiers) puis, dans un troisième temps, le risque de faillite touche les institutions financières. De fait, c’est toute la société qui ne croit plus à la valeur des dettes. Si la croissance était portée par une illusion de la liquidité grâce à l’endettement, la crise actuelle montre bien que, dans toute crise systémique, la liquidité n’existe plus lorsque le doute s’installe. Ceci explique les injections massives de liquidités à court terme par les banques centrales.

La question difficile à résoudre dans une crise systémique est liée à l’étendue des dettes. Une dette devient douteuse si son détenteur (ou celui qui cherche à l’acquérir) n’a plus confiance dans la valeur de cette dette. La solution est donc, dans ce cas, d’éliminer les dettes douteuses afin qu’elles ne « contaminent » pas les autres dettes. Mais cette solution peut être coûteuse car l’on ne connaît jamais à l’avance ni le coût de ces dettes (qui est variable) ni l’étendue de celles-ci. Je vous rappelle le chiffre faramineux de 42 600 milliards de dollars, du marché des dérivés de crédits. Cette incertitude est symbolisée par le chiffrage approximatif de la dette, qui varie selon les experts entre 1 000 et 2 000 milliards de dollars. Cet écart montre bien l’opacité du système et l’incapacité des experts à évaluer l’amplitude d’une crise systémique. L’expert devient donc un oracle.

 

La troisième phase de la crise a débuté avec l’adoption du Plan Paulson par le Congrès américain le 3 octobre 2008. Il s’agit de débarrasser le marché le plus vite possible des dettes « déchets ». Jusqu’à ce plan, les autorités américaines avaient tenté d’endiguer la crise au coup par coup, en croyant qu’en coupant quelques branches (Lehman Brothers) ou en en nationalisant d’autres (AIG), l’arbre pouvait être sauvé. Le Plan Paulson est la plus grande tentative de rachat de dettes « pourries » de l’histoire. Évalué à 700 milliards de dollars, son coût pourrait exploser si la dégradation d’autres dettes devenait effective car la tritrisation de la dette concerne de nombreux autres secteurs. C’est toute la société qui peut être touchée, y compris les institutions publiques, qui peuvent ne plus être capables de faire face à leurs engagements.

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Qu’adviendrait-il si les 700 milliards devenaient insuffisants à la suite de difficultés de paiement de très grandes banques, de grandes entreprises, voire d’États ? La phase 4 reste à écrire… Soit ces plans arrêtent l’hémorragie malgré leur coût élevé, qui aura un impact important sur la croissance mondiale… Soit le château de cartes de la finance mondiale s’effondre (scénario catastrophe non improbable), ce qui ferait ressembler cette crise de plus en plus à celle de 1929. On passerait de la récession à la dépression. Ce scénario est loin d’être exclu fin novembre 2008 puisque la crise touche aujourd’hui des États très endettés comme l’Islande ou l’Ukraine, nécessitant une recapitalisation du FMI, et de grandes entreprises sont aussi en quasi-faillite (comme General Motors).

 

Précisément, en quoi cette crise est-elle comparable à d’autres, majeures, comme celle de 1929 ?

La crise actuelle n’est pas comparable aux crises mineures que l’on a connues depuis 1945. En effet, dans certains de ces aspects, elle peut ressembler à la crise de 1929 puisque le risque d’un effondrement généralisé du système bancaire n’est pas encore circonscrit malgré les efforts des autorités financières (Plan Paulson). Comme en 1929, la crise est une crise profonde du système financier et traduit une remise en cause importante du modèle financier de croissance américain tel qu’il s’était développé depuis les années 1980. Quelques chiffres illustrent bien cette crise : de 2000 à 2007, les ménages américains ont connu une véritable érosion salariale avec des revenus moyens qui ont augmenté de 2,5 % par an avec des charges fixes qui ont explosé (+ 68 % pour les dépenses de santé et + 46 % pour les dépenses d’éducation). Deux solutions conjointes s’offraient aux ménages désireux de maintenir leur pouvoir d’achat : l’endettement et l’achat de logement dans une perspective spéculative. La crise n’est donc pas que financière et ne pourra pas être résolue que par des mesures financières.

La croissance américaine des dernières années est fondée sur la croyance en un effet de richesse positif lié à l’accroissement de valeur du patrimoine immobilier. Nous sommes donc, comme en 1929, face à une crise qui touche conjointement la finance et les modes de répartition de la richesse. Les ménages sont touchés aujourd’hui par un effet de richesse négatif qui aura un impact sur la demande solvable dans tous les pays qui ont développé un capitalisme de marché financier. Comme le relève Jacques Sapir dans un très intéressant article paru dans la Revue de la régulation (n° 3, 2e sem. 2008), les pays les plus endettés ne sont pas ceux que l’on croit. La crise devrait être très difficile pour les pays qui ont mis en pratique le modèle anglo-saxon (Royaume-Uni, Espagne, Australie...) et, peut-être, faire le bonheur de pays qui ont limité la financiarisation de leur économie (comme le Japon). En ce sens, nous assistons peut-être au basculement géo-économique du monde vers l’Asie.

Cette crise ne met-elle pas en évidence l’insuffisance des garde-fous mis en place ?

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J’aime bien le terme « garde-fous », qui s’applique bien dans le cas présent. La croyance en la liquidité s’est accompagnée d’une folie collective : la croyance en l’auto-régulation (« le marché doit s’occuper du marché »). Cette croyance a conduit à l’émergence d’un « petit monde » sûr de sa puissance qui a imposé ses propres règles de fonctionnement au reste de la planète. Dans son très bel ouvrage, Le nouveau mur de l’argent (2006), François Morin dénonçait, bien avant la crise actuelle, cette autonomisation de la sphère financière et proposait quelques pistes de régulation internationale. Les réformes qui se sont succédé depuis 1999 n’ont été que parcellaires (nouvelle architecture financière, réforme du contrôle prudentiel, réforme de Bâle II, réforme comptable, loi Sarbanes-Oxley).

Les difficultés actuelles des gouvernements à endiguer la crise illustrent aussi le caractère illusoire des tentatives nationales à endiguer une crise qui touche les bases d’un mode d’accumulation globalisé. En effet, tous les acteurs de la finance mondiale sont touchés du fait de leur imbrication, chaque État essaie d’endiguer la chute de ses acteurs nationaux (Fortis, Hypo Real State, Natixis…). Il s’agit d’un véritable défi politique, qui vise à recomposer la finance internationale sur des bases plus régulées au niveau international comme le monde a su le faire en 1944 avec les accords de Bretton-Woods. La piste d’un régulateur mondial qui pourrait être un FMI abandonnant son crédo auto-régulateur, est une voie à suivre, à condition de le doter de pouvoirs importants. C’est tout l’enjeu des différents sommets qui se préparent sous impulsion européenne.

La crise que nous vivons n’est pas due à un petit nombre de personnes irresponsables (les traders), ni à une insuffisance de réglementation (ou de transparence). C’est une crise globale qui touche l’élément essentiel de la cohésion mondiale : les inégalités. Il faudrait donc aussi revoir les bases de la répartition, en remettant le travail et l’épargne au cœur du développement économique.


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