Démocratie : le pouvoir du peuple par le peuple


Publié le 15/10/2012 • Modifié le 19/08/2025

Temps de lecture : 7 min.

Écrit par Édith Fuchs

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L’antiquité athénienne inventa le terme, et la notion corrélative de citoyenneté, dans une forme sociale reposant sur l’esclavage, de sorte que seuls des hommes, et non des femmes, « libres », c’est à dire non-esclaves, pouvaient être citoyens. En revanche, l’idéal démocratique moderne fut, quant à lui, conçu en s’opposant à l’idée que le pouvoir vient de Dieu – ce que dit la monarchie de droit divin ; mais aussi à l’idée qu’il se fonde sur le lignage – ce que croit la noblesse. On peut préciser que l’idée de situer la source d’où vient le pouvoir politique dans le peuple s’oppose à quantité de croyances et quantité de pratiques : par exemple à la conviction que le pouvoir tient sa légitimité de la supériorité des armes (prétendu droit de conquête ; pouvoir « au bout des fusils ») – ou bien de la puissance des plus riches, qui leur octroierait « tous les droits ».

 

Qu'est ce que la « voix du peuple » ?

Toutefois, suffit-il à la démocratie que « la voix du peuple » soit « sacrée », pour reprendre la maxime romaine « vox populi, vox dei » ? L’histoire montre que des faiseurs de coup d’état sont plébiscités après avoir confisqué le pouvoir pour instaurer despotisme ou dictature; ce fut le cas de Napoléon III qui instaura le régime despotique du Second Empire après son coup d’état de 1851. Il convient en outre de préciser que, si c’est bien la « voix du peuple » qui est seule source légitime du pouvoir politique en démocratie, cette voix toutefois ne dicte rien en matière économique et financière. La conception moderne de l’existence civile démocratique, telle qu’élaborée aux XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, postule l’autonomie du politique par rapport à tous les autres registres de l’existence publique – et en particulier non seulement celui des pratiques et autorités religieuses, mais aussi celui du domaine économique. Ainsi faut-il souligner qu’une économie régie par la libre concurrence sans freins n’est aucunement liée par nature à la démocratie. La remarque que fait Rousseau dès le livre I de son Contrat Social conserve toute sa pertinence : « Dans le fait, les lois sont toujours utiles à ceux qui possèdent et nuisibles à ceux qui n’ont rien : d’où il suit que l’état social n’est avantageux aux hommes qu’autant qu’ils ont tous quelque chose, et qu’aucun d’eux n’a rien de trop »1. Elaborant les principes de toute société démocratique, Rousseau repousse dans une note ce qui tient à la question des richesses et se contente de souligner qu’il convient à la citoyenneté que nul ne soit pauvre, au point de ne se soucier que de sa survie – ni trop riche, au point de vouloir « acheter » les autres. Il faut insister : autonomie du politique veut bien dire que c’est l’autorité publique qui organise les affaires communes – ni la religion et ses différentes églises (ce qui est le cas des théocraties) – ni l’économie et la finance (ce qui est le cas des oligarchies). On voit donc l’importance de commencer, comme il est tenté ici, par ne pas quitter le plan des définitions et des principes parce qu’on ne peut juger des faits historiques passés et présents sans conceptions claires.

Rousseau et le « pouvoir du peuple »

Rousseau, le premier sans doute, a bien vu qu’il fallait que « pouvoir du peuple » signifie, non seulement que seul le peuple soit source légitime du pouvoir, mais que de surcroît, il soit seul habilité à exercer ce pouvoir. R. Derathé2 souligne que « si Rousseau s’était borné à affirmer que la souveraineté résidait originairement dans le peuple il n’aurait rien dit de plus que (...) même Hobbes », défenseur, lui, de la monarchie absolutiste – et de citer le De Cive (chap. VII § II) : « La monarchie, de même que l’aristocratie, tire son origine de la puissance du peuple, lequel transfère son droit, c’est à dire la souveraineté, à un seul homme ». Ce qui, au contraire, « fait époque », comme l’écrit Derathé de Rousseau, c’est l’affirmation du caractère « inaliénable » de la souveraineté populaire : s’il n’y a pas d’autre souverain que le peuple, ce dernier doit exercer lui-même la souveraineté.
Dès lors, on voit bien la série de difficultés qu’entraîne l’idée de démocratie comme pouvoir du peuple par le peuple : comment entendre la voix du peuple ? Comment le peuple peut-il exercer le pouvoir ? Qui est le « peuple » ?

Qu'est-ce qu'un peuple politique ?

Comment une population devient-elle un peuple politique ? Deux grands types de réponses existent : d’une part par la question de savoir sur quoi repose la cohésion sans laquelle l'unité du peuple comme « corps politique » ne serait pas envisageable (réponse par les fondements de la société politique) ; d’autre part par la question des finalités de l'existence civile (qui demande « en vue de quoi » la société ?)

Une population n’est pas un peuple politique : c’est cette distinction que, par exemple, Hobbes entend quand il s’accorde en pensée une population à l’état de nature, lequel doit, selon lui, être conçu comme un état de guerre de tous contre tous ; de même, quand Rousseau imagine les premières sociétés comme de simples regroupements aléatoires dépourvus de tout droit, il entend bien marquer que la juxtaposition d’individus en un territoire ne fait pas de ces hommes un peuple. On parle de « peuple » en termes de « corps » politique – ou « corps » civil pour marquer que la notion de peuple politique enveloppe l’idée de l’unité d’une pluralité : l’intérêt général en effet, laisse subsister quantités de groupes particuliers avec leurs intérêts divers, mais il n’y a cohésion sociale que si ces groupes et intérêts particuliers ne contredisent pas à l’intérêt général. Le rapport entre intérêt général et cohésion sera donc forcément circulaire ; on comprend comment, inversement, si seuls dominent les conflits entre groupes particuliers (qui sont des parties de la société) alors l’existence sociale se fragmente au point d’anéantir toute perspective publique. Quand il n’y a plus que factions rivales au pouvoir, alors il n’y a plus de peuple politique mais ce que Spinoza nomme une solitude, ou un « désert »3.
Il suffit à notre propos de saisir que ce qui fonde la possibilité du peuple comme peuple tient à la coexistence des libertés. « Coexistence » et non « limitations réciproques ». Or les libertés naturelles des individus ne coexistent qu’en se convertissant en libertés civiles, c’est à dire en droits individuels garantis par l’état de droit. Avant de préciser ces notions, il convient un instant de souligner que la question de la nature du corps civil est liée à une autre question : celle des fins de l’existence en société.

En vue de quoi l’existence sociale ?

Les perspectives à l’œuvre dans l’histoire de la pensée peuvent être ramenées à deux grandes voies : ou bien ce sont les besoins vitaux qui commandent la nécessité de faire société parce qu’il faut la collaboration, volontaire ou non, de toutes sortes de tâches pour élaborer les techniques requises pour produire, entretenir, et distribuer les biens – ce que disait fort bien le vieux mythe platonicien du Protagoras4. La finalité des sociétés serait donc la sécurité autrement appelée le bien-être. L’existence en commun en ce cas, n’a rien d’une fin ; elle n’est que le moyen d’assurer la survie5.
Cette vue politique est solidaire de deux autres hypothèses : d’une part, l’humanité serait une espèce physique dont les besoins spécifiques auraient la caractéristique d’être indéfiniment extensibles ; de cette propriété découlerait une seconde supposition qui prétend que les hommes seraient forcément la proie de désirs de possessions, de jouissances et de puissance tels que les rivalités, la « guerre de tous contre tous » ne peut être réfrénée que par une domination de fer. Où l’on voit qu’une anthropologie dépréciative est solidaire de vues politiques autoritaristes.
Seule la voie qu’on peut appeler rationaliste serait conforme à l’idéal démocratique. Toute la pensée rationaliste classique (c’est à dire des XVIIe et XVIIIe siècles) voit dans l’humanité, non seulement bien sûr, l’existence physique d’une espèce vivante, mais aussi une existence appelée « morale » ; tout ce qui touche à la question de la signification et de la valeur de l’existence qu’on mène, relève de l’homme « moral ». Kant définit l’humanité comme espèce morale par la capacité de s’assigner des fins autres que les finalités naturelles (qui consistent, quant à elles, à rechercher la satisfaction des besoins et des désirs.) Cette capacité définit précisément la liberté humaine6.
On voit dès lors comment il faut croire en la liberté pour concevoir et défendre la démocratie ; si on ne croit que dans les besoins et les désirs, le « despotisme éclairé » suffira amplement – mais aussi, malheureusement, le despotisme, la tyrannie sans phrases, celle qui adopte l’ancienne maxime des empereurs romains, « panem et circances » – du pain et des jeux ! Avec cela, la populace est censée se tenir tranquille... Parce que la démocratie repose sur la foi en la liberté, parce qu’elle instaure les libertés, qu’elle les garantit et les protège, elle apparaît selon le paradoxe de Churchill comme le pire des régimes, bien qu’il n’y en ait pas de meilleur7 !

 


1Du Contrat Social ou Principes du Droit politique, Paris, Garnier, 1960, p. 249 (Livre I note 1).

 

2 Robert Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, Paris, Vrin, 1995, p. 49

 

3 Spinoza, Traité politique, chap.V §4.

 

4 Platon, Protagoras, 320d sq. (Trad. Léon Robin, Paris, éd. La Pléiade, pp. 88 sq.) : c’est par les deux frères, Epiméthée et Prométhée, que les hommes sont pourvus des techniques – Prométhée ayant volé l’ « art de se servir du feu » chez Héphaïstos et les autres arts chez Athéna ; mais, si « le travail de leurs arts leur était d’un secours suffisant pour assurer leur entretien, il ne leur donnait pas le moyen de faire la guerre aux animaux car ils ne possédaient pas l’art politique dont l’art de la guerre est une partie. Aussi cherchaient-ils à se grouper, et, en fondant des cités, à assurer leur salut. Mais, quand ils se furent groupés, ils commettaient des injustices les uns à l’égard des autres, précisément faute de posséder l’art d’administrer les cités ; si bien que, se répandant de tous côtés, ils étaient anéantis. »
Cf. Le Savoir grec, dictionnaire critique, sous la direction de Jacques Brunschwig, Geoffrey Lloyd et Pierre Pellegrin, 2011, Flammarion, p179 : « Les humains auraient constitué des cités pour satisfaire leurs besoins (…) Dans le mythe de Protagoras, (...) Zeus sauve la race humaine de l’extermination qui venait d’abord des bêtes sauvages quand les humains vivaient dispersés, puis des luttes entre eux quand ils s’étaient rassemblés, en lui inculquant des sentiments, la retenue et la justice qui font des humains des animaux éthiques et politiques. La position aristotélicienne est toute différente. (...) Si l’établissement d’une cité a quelque nécessité c’est parce qu’une cité est indispensable à l’accomplissement de la nature politique des hommes grecs. »

 

5 Hegel, qui distingue entre le niveau proprement politique – appelé par lui État – et les diverses couches de l’existence sociale – appelée par lui « société civile » – diagnostique une absence de vie proprement politique en une telle organisation. Il écrit que « l’universalité » (de la chose publique) est ravalée au rang de « moyen pour l’existence et la conservation des individus singuliers » quand « assurer les besoins est la fin principale » ; alors il convient de parler non d’un État politique (de la liberté) mais d’un « Etat de la détresse ». Cf. Leçons sur le droit naturel et la science de l’État, trad. Deranty, Paris, Vrin 2002, p. 150 (cité par J.F. Kervégan in La Passion du concept, recueil consacré à Hegel, Paris, Le Cerf, 2007, p. 129).

 

6 On lira avec profit la longue note que rédige Kant à la fin du paragraphe VI du Conflit des facultés où il oppose « des moutons dociles conduits par un maître bienveillant et sensé » à « un être doué de liberté [qui] ne se contente pas de jouir de l’agrément de la vie [ni] de ce qui peut lui échoir du fait d’un autre. »

 

7 « La démocratie est le pire système de gouvernement, à l'exception de tous les autres qui ont pu être expérimentés dans l'histoire. » (Democracy is the worst form of Government except all those other forms that have been tried from time to time, Winston Churchill, 11 novembre 1947, à Londres, Chambre des communes, dans The Official Report, House of Commons (5th Series), 11 November 1947, vol. 444, cc. 206–07).


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