L'origine du projet critique de Kant

Comment Kant a-t-il l’idée d’instituer la raison critique d’elle-même ? Comment parvient-il à une véritable « révolution » en philosophie ?


Publié le 08/02/2013 • Modifié le 19/08/2025

Temps de lecture : 4 min.

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À chaque fois, Kant place l’entreprise critique sous le signe d’un brutal « réveil » qui l’aurait enfin délivré de « son sommeil dogmatique ». N’est-il pas étonnant de renverser ainsi la vieille analogie qui opposait, au sommeil de la raison, le réveil de la connaissance ? Or, Kant n’oppose pas au sommeil de l’irrationnel l’éveil à la rationalité, mais il oppose une raison dogmatique à la raison « nettoyée » par la critique qu’elle effectuerait d’elle-même.

L'empirisme de David Hume

Kant aura d’abord souvent rendu grâce au philosophe sceptique anglais Hume de l’avoir éveillé, lui, Kant, de son « sommeil dogmatique ». C’est l’empirisme conséquent de Hume qui aura frappé l’esprit de Kant : un empirisme cohérent, en effet, est par nature sceptique. Si vous voulez dériver toutes nos connaissances de l’expérience sensible, vous n’aurez aucun moyen d’établir la relation de causalité ; vous ne pourrez que constater qu’au choc que vous donnez à une boule de billard succède son déplacement et comme cette succession sera constatable un grand nombre de fois, vous conclurez, à tort, qu’elle est nécessaire alors que vous êtes seulement autorisé à dire qu’elle se produit le plus souvent. À ce compte, toutes nos connaissances en physique conviendraient aux habitudes de notre esprit, sans qu’elles soient aptes à saisir quoi que ce soit de la réalité elle-même.

Parce que cet argument subjectiviste est redoutable, Kant voit bien que si la philosophie veut comprendre ce qui se passe en physique mathématisée, il lui faut inventer un autre concept de l’expérience que le concept empiriste – ce qui engage forcément une autre analyse de la sensibilité que celle qui la réduit à la sensation. Mais il faut aussi concevoir l’entendement et ses concepts de façon tout autre que l’empirisme : comment, en effet, comprendre la révolution galiléenne (la mathématisation de la physique) si on prétend que les concepts dérivent des perceptions sensibles de sorte que le rôle de l’entendement reviendrait à procéder à des associations et à des abstractions ?

👉 Kant a donc devant lui une double tâche : en ce qui concerne les concepts, il lui faut montrer qu’ils ne valent pas tous pour quelque chose de réel. En ce qui concerne la sensibilité , il faudrait cesser de la borner aux sensations, tout en prétendant que l’esprit pourrait sentir et ressentir la moralité , la présence divine, et autres « immatérialités » de ce genre.

Le champ de bataille de la métaphysique

[…] je suis parti des antinomies de la raison pure […] Voilà ce qui m’éveilla d’abord de mon sommeil dogmatique et me conduisit à la Critique de la raison elle-même pour anéantir le scandale de l’apparente contradiction de la raison avec elle-même.

À l’intérieur des égarements dans lesquels s’enlise un usage transcendant des catégories, égarements qu’il répertorie avec systématicité, Kant marque donc le poids décisif de ce qu’il appelle l’antinomieCe terme n’a aucunement le sens de simple opposition qu’il a désormais dans l’usage courant ; il désigne le conflit de la raison avec elle-même. Ce conflit consiste en ceci qu’à propos des « grands problèmes », des positions inconciliables se sont de tout temps affrontées, chacune ayant pour elle d’excellents arguments de sorte que l’histoire de l’esprit offre un balancement incessant entre les extrêmes. L’incapacité de trancher entre positions adverses accula toute la métaphysique jusqu’alors à ressembler à un vrai « champ de bataille » que Kant compare souvent à un état de nature, tel que vu par Hobbes, de la « guerre de tous contre tous ». Dès lors, le « tribunal critique » doit parvenir à trancher pour établir un état de paix, et par là, la métaphysique dans son bon droit.

👉 N’est-il pas étonnant de situer dans la raison elle-même la source du conflit ? En somme, Kant est le rationaliste qui va faire de la raison, livrée à elle-même, le siège d’une apparence tout autant prégnante et trompeuse que l’apparence sensible : chacune sur son terrain produit une illusion inévitable. Nous voyons la Lune énorme à l’horizon, le Soleil se lever et se coucher, quoique nous sachions qu’il n’en est rien en réalité. De même est-il inévitable que les êtres transcendants dont nous formons une représentation nous paraissent dotés de traits propres seulement aux objets de l’expérience, même quand nous avons compris avec Kant qu’il ne faut pas confondre les phénomènes avec les noumènes ! Ainsi, par exemple, a-t-on vu s’opposer frontalement les tenants d’un commencement absolu du monde, par la création ex nihilo, à ceux qui croient à un enchaînement continuel des causes. Or, ni les uns ni les autres ne voient que l’idée de monde enveloppe l’idée d’une totalité, laquelle ne peut valoir pour les phénomènes. Si donc le monde ne saurait être un objet, il ne peut être pourvu des propriétés spatio-temporelles propres aux phénomènes ; dès lors « commencer » ou « continuer » ne sauraient convenir, puisque ces termes supposent le temps et qu’une Idée ou un être idéel sont dépourvus de tout trait temporel. De même, la troisième antinomie met aux prises les tenants d’une causalité sans reste, à laquelle tous les existants seraient soumis, aux partisans de la liberté comme capacité d’inaugurer radicalement. Selon Kant, les uns et les autres oublient qu’ils parlent tantôt du point de vue phénoménal, et des successions causales, tantôt du point de vue nouménal, c’est-à-dire du monde, nous venons de le rappeler, comme totalité concevable.

► L’état de paix est donc suspendu à la « distinction de tous les objets en phénomènes et noumènes ». La conception kantienne de l’espace et du temps devient donc le pivot de toute la philosophie kantienne.

La liberté de Jean-Jacques Rousseau

Rousseau aurait permis à Kant de prendre conscience que « tout bien qui n’est pas greffé sur une disposition moralement bonne n’est que pure chimère et faux clinquant ». En d’autres termes, Kant aurait renoncé à croire que l’« honneur de l’humanité » résiderait seulement dans les progrès des connaissances et de l’intelligence, pour comprendre que le seul « sujet d’étude qui donne à tous les autres leur valeur consiste [...] à faire ressortir les droits de l’humanité ». Rousseau aurait donc mis Kant sur la voie qu’il n’allait plus jamais quitter : l’affirmation résolue de la liberté humaine, c’est-à-dire la conviction que la sauvegarde de la liberté est une affaire majeure, tant en l’individu que dans le train de l’existence politique des peuples, de là la défense kantienne de l’organisation républicaine de la vie publique. Ainsi, lorsque Kant assigne la liberté comme finalité à l’éducation, il est rousseauiste.

En revanche, lorsque le philosophe élabore l’« Idée d’une histoire universelle… », il cesse de l’être : le tableau épouvantable qu’il trace de la « grande scène du monde » ne l’empêche pas d’affirmer un progrès continu du Droit, lequel serait inconcevable si on déniait aux hommes la liberté (il n’y aurait alors que des rapports de force) – mais, inversement, la liberté est à son tour inconcevable sans le Droit, qui seul permet de contrecarrer l’oppression que les plus puissants ne manquent jamais d’exercer sur les plus pauvres. Si nous disons que Kant cesse ici d’être comme rousseauiste, c’est parce que Rousseau ne pense pas l’histoire et qu’il refuse, on le sait, l’idée de progrès.

Les trois causes occasionnelles que Kant imagine après coup l’avoir incité à bouleverser la philosophie, sont pour nous l’occasion d’un portrait un peu plus précis, en nous invitant à une triple question : Kant est-il un philosophe des Lumières ?

 


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