Comment la démocratie garantit-elle droit et liberté ?
Démocratie et république
Il n’y a pas de meilleur régime qu’un régime démocratique parce que la loi y est la même pour tous et seule la démocratie instaure et garantit les libertés individuelles – cela à condition d’identifier république et démocratie pour ne pas réduire la démocratie à une forme de gouvernement mais voir en elle les principes de toute société politique. En effet, toute configuration autoritariste, dictatoriale, tyrannique ne mériterait pas le nom de société politique mais bien plutôt, comme le dit Spinoza, celui de « solitude ». Ce qui détruit en effet la solitude propre aux individus pris dans des foules ou des masses indifférenciées, tout juste aptes à se passionner pour des démagogues, c’est au contraire l’institution des domaines et niveaux d’existence multiples garantis par le droit.
Vie démocratique et état de droit
La vie démocratique suppose un état de droit dans lequel la loi est la même pour tous.
Or, qu’est ce qu’une loi ? Là encore, Rousseau dit fort bien qu’une loi civile est doublement universelle, ou bien n’est pas une loi. Elle est universelle par sa source car toute loi est expression de la souveraineté populaire. Inversement, seul le « Souverain », c’est à dire le peuple, est législateur. Autrement dit, des groupes particuliers (de pression par exemple) ne sont nullement habilités à formuler et promulguer la loi. Il faut rappeler que le roc sur lequel repose la démocratie consiste en la séparation entre « législatif » et « exécutif » ; Rousseau nomme celui-ci « gouvernement », et celui-là, « souverain ».
Mais une loi est encore universelle par son objet : elle ne peut statuer que sur l’intérêt général. Kant1, à la suite de Rousseau, propose un critère : demandez-vous si tout homme raisonnable pourrait vouloir vivre dans une cité régie par cette supposée loi. Si la réponse est oui, alors vous êtes bien en présence d’une loi – sinon, non.
Cette capacité à voir au delà de ses passions particulières, cette aptitude à envisager le bien public et à le favoriser autant qu’il est en nous, s’appelle la liberté. Or, la liberté et non l’arbitraire capricieux et la licence de chercher à « faire tout ce qu’on veut » comme on dit, ni ne se constate, ni ne se démontre : la liberté ne peut pas faire l’objet d’autre chose que d’une profession de foi. C’est la raison pour laquelle notre devise républicaine est « proclamée » : proclamer la liberté, l’égalité et la fraternité, c’est s’engager à ce que la réalité soit instituée et sauvegardée conformément à ces principes.
C’est l’institution des droits fondamentaux qui conditionne le statut de citoyen. Il importe de souligner que la liberté est « une et indivisible », de sorte que « les » libertés civiles s’enveloppent l’une l’autre parce qu’elles sont expressions de la liberté. Liberté civile de culte, d’opinion, de réunion, d’expression disent toutes la même chose : s’il faut n’être ni esclave, acheté ou vendu – ni serf, propriété du maître pour être un homme libre, il n’y a là que conditions négatives, suffisantes mais non nécessaires. Positivement, il faut pouvoir juger et agir avec autonomie, ce qui engage la liberté de penser. Or, les capacités de raisonnement, d’imagination, d’invention d’un individu isolé sont faibles. Seuls les libres rapports avec nos semblables par la parole et par la lecture évidemment, nous ouvrent l’esprit, et seul un mode de vie démocratique institue et garantit ces libres échanges avec toutes sortes d’individus présents, comme avec tous ceux des siècles passés, ce qui relève à la fois de l’instruction et de l’éducation.
Démocratie et liberté
Personne ne devient intérieurement libre sans liberté extérieure. À son tour, cette liberté civile ne perdure pas toute seule : son inscription dans une constitution ne suffit pas. Elle se soutient par les pratiques et les mœurs des individus, qui, elles, dépendent et de l’éducation et de l’instruction – lesquelles se trouvent bel et bien à leur tour dépendre de modes de vie libres, et donc démocratiques.
Au contraire, le propre des dictatures est d’enserrer toutes les dimensions et tous les moments de l’existence des individus pour les conditionner à adhérer avec passion aux buts dictatoriaux, généralement guerriers et ravageurs2. On voit donc pourquoi la démocratie est difficile : loin d’être une « solution » dont on pourrait doter une société, elle est sans cesse à inventer et sans cesse à défendre.
Si les libertés fondamentales ont toujours de nouveau besoin d’être défendues, c’est parce que, rappelons-le, la démocratie abrite des courants antidémocratiques, qui cherchent à la détruire en en appelant à la liberté civile d’opinion et d’expression. Mais il y a plus : chacun peut avoir la paresse d’être libre et être tenté par le simplisme des « solutions » autoritaires ; de même chacun peut être tenté d’exercer un pouvoir sur les autres plutôt que d’essayer de coexister librement et paisiblement avec eux, bref l’antidémocrate sommeille en chacun de nous. C’est aussi contre nous-mêmes qu’il convient d’exercer la vigilance de la critique. Kant le savait bien quand il notait malicieusement que chacun réclame des lois « pour les autres » en comptant bien s’en exempter pour lui-même3. Rousseau avant lui n’était pas davantage « innocent » quand il prétendait que la loi ne tient que si elle est finalement « inscrite dans le cœur des citoyens4. »
1 Voir par exemple le paragraphe 46 de la Doctrine du Droit, partie II, section I, et aussi, dans Théorie et pratique, le début du long Corollaire qui clôt le seconde section consacrée au Droit Politique : « tout législateur [a obligation] d’édicter les lois comme pouvant avoir émané de la volonté collective de tout un peuple, et [doit] considérer tout sujet, en tant qu’il veut être citoyen, comme s’il avait concouru à former par son suffrage une volonté de ce genre. Car telle est la pierre de touche de la légitimité de toute loi publique. » (Paris, Vrin, 2000, trad. Guillermit, p. 39.) Kant visiblement, commente ici Rousseau...
2 Spinoza ne dit pas autre chose quand dans son Traité des autorités théologique et politique. Il écrit que « le grand secret du régime monarchique et son intérêt vital consistent à tromper les hommes en travestissant du nom de religion la crainte dont on veut les tenir en bride ; de sorte qu’ils combattent pour leur servitude comme s’il s’agissait de leur salut. » (Paris, Pléiade, p. 609 dans la préface.)
3 In Projet de paix perpétuelle : « Le problème de la formation de l’Etat n’est pas insoluble même s’il s’agissait d’un peuple de démons, il se formule de la manière suivante : ordonner une foule d’êtres raisonnables qui réclament tous d’un commun accord des lois générales en vue de leur conservation, chacun d’eux d’ailleurs ayant une tendance secrète à s’en excepter. » (Trad. Gibelin, éd. Vrin, pp. 44-45.)
4 In Contrat social, Liv. II, chap. 12, Division des lois. Rousseau distingue trois sortes de lois : lois politiques, lois civiles et lois criminelles et commente : « à ces trois sortes de lois, il s’en joint une quatrième, la plus importante de toutes, qui ne se grave ni sur le marbre, ni sur l’airain mais dans le cœur des citoyens. »