L'inventeur de la sensibilité
La notion de sensibilité, sous la plume de Rousseau, est multiforme : tout ce qui en nous relève de la réceptivité est, à juste titre, appelé « sensible ». Ainsi en va-t-il du pur sentir, des émois de l’amour, de toute émotion, comme de la passion de la justice et, corrélativement, du sentiment que l’injustice est intolérable. Tout ce qui prend sa source dans l’homme sensible serait selon Rousseau, vérace, alors que les masques, convenances et rôles sociaux s’acharnent à faire taire les mouvements immédiats de l’âme et du cœur. Cette opposition traverse toute l’œuvre de Rousseau, ainsi que l’a montré Starobinski en s’efforçant de la déchiffrer tout entière, sous le signe de « la transparence et l’obstacle ». On comprend comment Rousseau a pu supposer que les hommes ont dû commencer par le chant à communiquer leurs émois, parce que le souffle porte aussitôt les émotions ; Homère fut, selon lui, sûrement un rhapsode et non un écrivain.1
L’écriture de Rousseau, quant à elle, résolument non-cérébrale, résolument consacrée à maintenir la voix d’une inspiration, se fait brasier éloquent dans tous ses essais, et musicalité fluide dans tous les moments de pure prose poétique, comme si le Rousseau musicien était toujours présent. Accorder la priorité à la sensibilité ne signifie aucunement rejeter la rationalité : il faut répéter que, selon Rousseau, si la raison ne naît et ne se développe qu’avec le développement des passions, ces dernières, inversement, s’enrichissent et se nourrissent du développement de l’intelligence et de la raison. Mais, de même que Rousseau dénonce la sensiblerie mondaine, comme une fausse sensibilité – de même ne cesse-t-il d’attaquer une raison desséchée et raisonneuse telle qu’elle lui paraît régner chez la plupart de ses contemporains. Kant, d’ailleurs, n’aurait jamais placé dans son cabinet de travail, en guise d’unique ornement, un portrait de Rousseau, si ce dernier ne s’inscrivait pas dans le champ du rationalisme. Comment dès lors faire de l’auteur du Contrat social un précurseur du romantisme, s’il est vrai que tout un pan de celui-ci sera farouchement hostile aux idéaux de la Révolution française et effectuera, un siècle après Rousseau, un grand retour à la religion chrétienne pour chanter l’intuition mystique et les mystères transcendants ?2
Une poésie de la nature
À supposer qu’on accepte de faire de Rousseau un rationaliste, faut-il oublier qu’il inventa le sentiment de la nature, qui paraît bien, quant à lui, dépourvu de toute rationalité ? Rousseau a sinon inventé, du moins porté à un très haut degré d’éloquence, l’amour de la nature et la détestation de la grande ville. Mais, la nature désigne alors la campagne et la ruralité. Marie-Antoinette jouait à la bergère au Trianon ; de même, les idylles campagnardes, les fameux paysans du Valais, et l’utopie patriarcale de La Nouvelle Héloïse relèvent-ils d’une « nature » fortement conventionnelle, élaborée à la fois par la peinture et la littérature.
L’amour de la campagne ne signifie pas seulement l’hostilité à l’artificialité des villes, il signifie aussi le goût du voyage à pied et celui de la « promenade ». Songeons aux Confessions, ou aux Rêveries du promeneur solitaire dont les chapitres s’appellent des « Promenades ». Rousseau inaugure assurément un genre littéraire (qui se poursuit jusqu’à Aragon et son Piéton de Paris) ; les promenades à herboriser feront des émules, pas seulement en littérature (pensons à George Sand) mais aussi chez les adeptes d’une éducation supposée rousseauiste (pensons à Proust et au personnage de la grand mère). La recherche de l’authenticité et de la méditation que permet toute solitaire déambulation relève non d’une effusion mystique, mais d’une pratique proprement philosophique.
Le dénonciateur de l’hypocrisie des mœurs
La sagesse rousseauiste consiste aussi à ne pas faire taire en nous le naturel universel présent en tout homme.
« Le vrai livre de la nature est dans le cœur de l’homme. »
Julie ou la Nouvelle Héloïse
On le voit tout spécialement dans La Nouvelle Héloïse et dans Émile, les premiers mouvements du cœur, non encore canalisés, transformés-déformés, bridés par l’éducation, les conventions et l’hypocrisie des mœurs sont toujours bons. Certains commentateurs hostiles à Rousseau, croient situer en cet auteur la source d’un supposé laisser-aller général et brutal qui caractériserait le moment présent. Il paraît préférable de souligner que la spontanéité des mouvements naturels est de nature morale, qu’il s’agisse de la grâce du véritable élan amoureux, de la sensibilité naturelle à la souffrance des autres comme du sens naturel des injustices.
S’il y a de l’Alceste chez Rousseau, cependant l’hypocrisie sans cesse dénoncée ne porte pas sur les costumes et les postures, mais sur l’extraordinaire capacité d’indifférence morale que peut engendrer le conformisme social. Laisser parler le naturel en nous, telle est la sagesse – cette « morale sensitive ou matérialisme du sage » que Rousseau ne rédigea jamais. Or, il faudrait pour cela se dégager de tous les sédiments déposés en nous par une mauvaise éducation et des mœurs perverties – ce qui conduit inévitablement à une terrible solitude, celle qui sera chantée dans Les Rêveries. La question de l’éducation apparaît donc comme vraiment centrale dans la conception rousseauiste de l’humanité ; c’est donc d’un point de vue à la fois anthropologique, moral et politique que Rousseau invente une notion inédite, celle d’éducation négative. Ainsi, « la plus grande, la plus importante, la plus utile règle de toute l’éducation, ce n’est pas de gagner du temps, c’est d’en perdre (…) la première éducation doit donc être purement négative. Elle consiste non pas à enseigner la vertu ni la vérité mais à garantir le cœur du vice et l’esprit de l’erreur. »
1 Ces lignes font allusion à l’Essai sur l’origine des langues.
2 Ainsi n’est ce pas sans raison que Lanson écrit à propos de Chateaubriand qu’ « il a lu Voltaire, Rousseau, l’Encyclopédie : voilà d’où il tire toutes ses idées par un très simple procédé de conversion : il tourne leurs affirmations en négations et inversement. Il nie la perfectibilité (…) la bonté de l’homme, le prix de la vie ; il affirme la religion, l’impuissance de la raison, le mystère, le surnaturel. » (op. cit. p. 876)





