[…] je suis parti des antinomies de la raison pure […] Voilà ce qui m’éveilla d’abord de mon sommeil dogmatique et me conduisit à la Critique de la raison elle-même pour anéantir le scandale de l’apparente contradiction de la raison avec elle-même.
À l’intérieur des égarements dans lesquels s’enlise un usage transcendant des catégories, égarements qu’il répertorie avec systématicité, Kant marque donc à garve le poids décisif de ce qu’il appelle l’antinomie. Ce terme n’a aucunement le sens de simple opposition qu’il a désormais dans l’usage courant ; il désigne le conflit de la raison avec elle-même. Ce conflit consiste en ceci qu’à propos des « grands problèmes », des positions inconciliables se sont de tout temps affrontées, chacune ayant pour elle d’excellents arguments de sorte que l’histoire de l’esprit offre un balancement incessant entre les extrêmes. L’incapacité de trancher entre positions adverses accula toute la métaphysique jusqu’alors à ressembler à un vrai « champ de bataille » que Kant compare souvent à un état de nature, tel que vu par Hobbes, de la « guerre de tous contre tous ». Dès lors, le « tribunal critique » doit parvenir à trancher pour établir un état de paix, et par là, la métaphysique dans son bon droit.
N’est-il pas étonnant de situer dans la raison elle-même la source du conflit ? En somme, Kant est le rationaliste qui va faire de la raison, livrée à elle-même, le siège d’une apparence tout autant prégnante et trompeuse que l’apparence sensible : chacune sur son terrain produit une illusion inévitable.
Nous voyons la lune énorme à l’horizon, le soleil se lever et se coucher, quoique nous sachions qu’il n’en est rien en réalité. De même est-il inévitable que les êtres transcendants dont nous formons une représentation nous paraissent dotés de traits propres seulement aux objets de l’expérience, même quand nous avons compris avec Kant qu’il ne faut pas confondre les phénomènes avec les noumènes !
Ainsi, par exemple, a-t-on vu s’opposer frontalement les tenants d’un commencement absolu du monde, par la création ex nihilo, à ceux qui croient à un enchaînement continuel des causes. Or, ni les uns ni les autres ne voient que l’idée de monde enveloppe l’idée d’une totalité, laquelle ne peut valoir pour les phénomènes. Si donc le monde ne saurait être un objet, il ne peut être pourvu des propriétés spatio-temporelles propres aux phénomènes ; dès lors « commencer » ou « continuer » ne sauraient convenir, puisque ces termes supposent le temps et qu’une Idée ou un être idéel sont dépourvus de tout trait temporel.
De même, la troisième antinomie met aux prises les tenants d’une causalité sans reste, à laquelle tous les existants seraient soumis, aux partisans de la liberté comme capacité d’inaugurer radicalement. Selon Kant, les uns et les autres oublient qu’ils parlent tantôt du point de vue phénoménal, et des successions causales, tantôt du point de vue nouménal, c’est-à-dire du monde, nous venons de le rappeler, comme totalité concevable.
► L’état de paix est donc suspendu à la « distinction de tous les objets en phénomènes et noumènes ». La conception kantienne de l’espace et du temps devient donc le pivot de toute la philosophie kantienne.