La guerre de 1914 qui a fait plus d'un million de morts parmi les hommes jeunes, se conjugue avec une stagnation, voire une légère baisse, de la population française dans les années 1930. Après le conflit, on compte 10 % d'ouvriers en moins, alors même que la France a récupéré les départements de la Moselle, du Bas-Rhin et du Haut-Rhin.
La chute de la main d'œuvre sera compensée par une très forte immigration d'origine européenne qui voit trois millions d'étrangers installés en France en 1930, contre 1,1 en 1910. C'est au cours des années 1920 que sera pensée cette « immigration choisie », sur la base de travaux d'universitaires de tous bords et d'experts parfois membres de la ligue des droits de l'homme. Elle aboutit à une différenciation entre les immigrés aptes à jouer un rôle actif dans l'industrie et l'agriculture et les « indésirables » issus des races dites « antagonistes » — les Allemands au premier chef — et des races dites « inférieures » représentées par les indigènes des colonies.
La France, premier pays d'immigration entre les deux guerres
Le plus grand pays d'immigration du monde qu'est devenu la France voit les provenances de ses immigrés se diversifier. L'immigration s'internationalise. Les frontaliers sont relayés par d'autres migrants en provenance des pays d'Europe centrale et orientale. En dix ans, on voit arriver 500 000 Polonais, venus en famille rejoindre les corons du Nord-Pas-de-Calais. Tous les secteurs industriels sont demandeurs, les secteurs de services également. Les Belges et les Italiens sont appelés en renfort et nos voisins transalpins formeront même, à partir de cette date, jusque dans les années 1960, la première communauté immigrée du pays.
Cet important flux migratoire s'explique également par la fermeture des frontières américaines, sous la pression des groupe nativistes. Les Etats-Unis, pendant longtemps première destination des migrants, instituent des quotas toujours plus restrictifs, en 1921 et 1924 notamment. La France devient alors le pays privilégié des immigrants. Sous la pression des employeurs et des groupements professionnels, la Société générale d'immigration voit le jour en 1924. Liée, à la fois aux pouvoirs publics, au comité des Houillères et aux agriculteurs du nord-est, elle fera venir un tiers des étrangers présents sur notre territoire entre 1924 et 1930. Les autres venant par leurs propres moyens ou avec l'aide de futurs employeurs qui cherchent à s'exonérer du paiement des redevances. Dans les années 1920, la moyenne annuelle des entrées est de l'ordre de 300 000. Entre 1921 et 1931, on assiste même à un quasi doublement de la population étrangère qui s'établit désormais à 6,6 % de la population totale du pays. Parallèlement, la France devient une terre d'asile pour les Russes chassés par le bolchevisme, les Italiens fuyant le fascisme et les réfugiés arméniens victimes de la répression turque. Dans les années 1930, ce sera au tour des républicains espagnols et des victimes du nazisme de tenter leur chance de l'autre côté de la frontière.
Tableau des principales nationalités représentées en France dans l'entre-deux guerres
Nationalité | Nombre |
---|---|
Italiens | 808 000 |
Polonais | 508 000 |
Espagnols | 351 900 |
Belges | 253 000 |
Europe méditerranéenne | 100 000 |
Suisses | 98 500 |
Russes | 71 900 |
Britanniques | 47 400 |
Tchèques | 47 400 |
Europe centrale et orientale | 44 300 |
Turcs | 36 100 |
Allemands | 30 700 |
Autres | 175 500 |
Source : recensement de 1931
Le cosmopolitisme parisien des années 1920 contraste avec une certaine tradition d'hostilité populaire à l'égard des étrangers. Dès que l'économie toussote, les journaux sont prompts à fustiger les « métissages imprudents ». La France serait devenue « l'hôpital du monde ». Les organes de presse à fort tirage, comme Le Grelot, L'Animateur des temps nouveaux ou Gringoire stigmatisent le Belge, « voleur de travail », la France des « métèques », des « gourbis et des mouquères ». Le stéréotype raciste est à portée de plume et, bientôt, on souligne la « dilution de l'identité française », la crainte de devenir minoritaire dans son pays. Les fraternels « tchouk-tchouk » nord-africains d'avant 1914 et les respectables « sidis » d'après 1918 deviennent, selon les termes utilisés par la presse de l'époque, des « bicots », à « l'âme primitive ».
De la tolérance à l'exclusion
Paradoxalement, en 1927, une nouvelle loi sur la naturalisation fait preuve d'un certain libéralisme, facilitant l'accès à la nationalité. Les procédures sont simplifiées. Au recensement de 1931, on compte ainsi 360 000 naturalisés. Un fort élan de xénophobie populaire traverse le pays à partir de 1931, accompagnant une crise économique et financière qui frappe plus tardivement la France que ses voisins. Les corps intermédiaires que sont les syndicats, sous la pression de leurs adhérents, ne parviennent pas à contenir les bouffées de violence. Cette fois, la situation s'aggrave car c'est tous les secteurs de l'opinion qui s'empare de la « dénationalisation » de la France. La loi du 10 août 1932 sur le contingentement des étrangers est votée à l'unanimité : il est désormais possible de refuser le séjour d'un étranger sur des critères arbitraires et de l'expulser sans possibilités de recours. Peu à peu, des pans entiers de la vie économique échappent aux étrangers : exclus du barreau, de certains métiers de la santé, limités dans leurs capacités juridiques, ils subissent davantage de refoulements, de reconduites à la frontière. Entre 1931 et 1936, le nombre d'ouvriers étrangers chute de 37 %. S'agissant des seuls Polonais, il y aurait eu entre 1931 et 1936, d'après les statistiques du ministère du Travail, 129 819 rapatriements. Des convois entiers d'ouvriers polonais sont réacheminés vers l'Est dans l'indifférence générale.
La courte embellie du Front Populaire
Le Front Populaire ne modifie en rien l'application de la loi du 10 août 1932. Tout au plus est-elle mise en œuvre avec moins de sévérité, en particulier en ce qui concerne les expulsions. On facilite les retrouvailles familiales, on relâche les contrôles systématiques, et en particulier le contrôle sanitaire imposé aux Algériens. Aussi les étrangers peuvent-ils participer pleinement aux grands mouvements de revendications. Parfois même, c'est pour eux que l'on arrête le travail, et l'on mesure, dans la vie économique, la facilité avec laquelle la plupart d'entre eux se sont assimilés. Les Polonais sont, à cette date, plus de 100 000 à la CGT. Les Italiens se rassemblent à l'Unione Popolare Italiana. L'Etoile nord-africaine deviendra également un pôle majeur de revendication pour les travailleurs immigrés algériens.
Les « indésirables » de l'immigration politique
La pause que le Front Populaire impose dans les mesures restrictives sera de courte durée. Le gouvernement Daladier publie en mai et en novembre 1938 des décrets-lois distinguant les « parties saines et laborieuses de la population étrangère » des « individus moralement douteux, indignes de notre hospitalité ». C'est l'aboutissement des théories sur les immigrants dits « indésirables » des années 1920. Les premiers camps d'internement sont ouverts, et la terminologie de l'époque parle déjà de « camps de concentration », qui doivent accueillir ceux que l'on ne peut renvoyer dans leur pays sur le champ. Ceux-là seront détenus comme de véritables prisonniers. En février 1939, l'afflux de Basques, d'Aragonais, de Catalans et de républicains espagnols — un demi-million d'hommes en tout — entraînera la construction à la hâte de nombreux camps au pied des Pyrénées, avant que des retours soient négociés dès 1940. La fermeté des pouvoirs publics ne date pas de 1939. Le socialiste, Marx Dormoy, tentait déjà de renvoyer les réfugiés en Espagne en 1936 et de disperser les autres au nord de la Garonne. Il en était de même pour les réfugiés allemands de 1933, arrivés après l'accession au pouvoir d'Adolphe Hitler. Déjà, à cette époque, leur carte d'identité n'était délivrée qu'après une enquête de moralité, durant laquelle ils étaient concentrés majoritairement dans des camps à Saint-Maur et dans le reste de la région parisienne. La tradition d'accueil de la France est véritablement remise en cause par une large fraction de la société, prompte à accepter la fermeture définitive des frontières décidée par le régime de Vichy.
Dès lors, la remise en cause des nationalisations et la traque des étrangers « fauteurs de troubles publics » inaugure une parenthèse liberticide qui s'ouvre avec la création, en 1939, du sinistre camp de Gurs ; ordonné par le ministre de l'intérieur de l'époque, Adrien Marquet, 18 000 personnes s'y entassent dans des conditions épouvantables. Le régime vichyssois de la « Révolution nationale » met peu à peu en œuvre son idéologie xénophobe. Elle s'exercera bientôt grâce à une administration zélée à l'encontre de ceux, fussent-ils étrangers ou naturalisés, qui représentent « la monstrueuse alliance du communisme moscoutaire, du radicalisme maçonnique et de la finance juive ».