Une âme inquiète et sensible
Stefan Zweig a laissé une œuvre qui surprend tant par sa densité que par sa diversité. Malgré ses hésitations de jeunesse sur sa carrière littéraire et son scepticisme sur son propre talent, il en doutera toute sa vie malgré le succès, c’est un travailleur acharné.
Jeune homme, il se consacre à la poésie qu’il abandonne ensuite, reniant ses poèmes dont il juge le style vaniteux et ampoulé. Ses traductions occupent une place importante dans sa production, tout comme sa correspondance et son journal. Il s’essaye également au genre théâtral à plusieurs reprises (La Maison au bord de la mer, La Légende d’une vie). Cependant l’un des axes essentiels de l’œuvre de Zweig reste la littérature de fiction, mais il écrit peu de romans (un seul terminé, deux inachevés). La nouvelle sera son genre de prédilection, des récits le plus souvent regroupés en recueils (Amok, La Confusion des sentiments, La Peur).
Deux thématiques cruciales se dégagent de l’ensemble de ses écrits : la passion et le secret. Car Zweig est un passionné qui se bride et qui intériorise ses émotions. Son éducation et son milieu social lui ont imposé des principes et des inhibitions dont il n’arrive pas à se défaire. Ce paradoxe, dont il a conscience, est une source d’angoisse et de souffrance. L’écriture de ses fictions devient une sorte d’exutoire où s’exprime cette part sensible et passionnée qu’il bâillonne dans la réalité. Au fil de ses écrits se révèlent en filigrane, jamais de façon distincte, des fragments de ce domaine sombre et secret que Zweig porte en lui. Aucune introspection, il refuse l’auto-analyse et préfère disséquer les méandres émotionnels et psychologiques de ses personnages. Son hypersensibilité se révèle alors, car il sait décrire avec une précision saisissante le moindre sursaut de ces âmes tourmentées.
Zweig développe également une dimension d’analyse psychologique dans ses essais biographiques qui représentent l’autre pan caractéristique de son travail. Il multiplie à partir des années 1920 les ouvrages biographiques avec lesquels il connaît autant de succès qu’avec ses nouvelles. Le choix de ses « sujets » d’études (autres que ses amis) n’est jamais anodin, qu’il s’agisse d’écrivains ou de personnalités historiques. Il voguera ainsi entre ses biographies et ses fictions sans jamais renoncer ni à l’un, ni à l’autre genre.
L'art de la biographie
Dans les biographies de Zweig, la dimension psychologique prime sur le récit factuel et chronologique. Il tente de s’approcher au plus près de l’âme de ses sujets d’étude dont il veut comprendre le caractère, les égarements et les désirs. Zweig s’attache surtout aux anti-héros, aux vaincus, aux méconnus : le thème de la faiblesse est indissociable de sa pensée. Seul celui qui a été blessé et humilié s’accomplit véritablement en tant qu’homme. Ce sont ses souffrances et l’échec qui le forgent et lui donnent sa vraie valeur.
Il choisit donc des figures malmenées par l’histoire, comme Marie-Antoinette. Il fait de cette dernière un portrait psychologique sans complaisance mais sans aversion. Elle n’est qu’une femme ordinaire qui, sous la pression de l’histoire et d’un destin tragique, s’élève vers l’héroïsme. Il s’intéresse aussi logiquement à Magellan, navigateur méprisé de son vivant et reconnu que bien après sa mort. Avec Érasme, Zweig entre dans un processus d’identification qui le révèle aux yeux de son lecteur. À travers Érasme, premier Européen, humaniste qui refusa de sacrifier sa neutralité dans une Europe déchirée par les conflits religieux, c’est Zweig lui-même qui apparaît et parle enfin de lui, de ses doutes et de ses convictions. Sa démarche biographique s’inscrit aussi dans son questionnement sur les liens qui unissent l’histoire et l’actualité; il tente d’éclairer le contexte présent à travers les lueurs du passé (Fouché).
Il étudie également des personnalités qui par leur génie et leur création ont offert à l’humanité un bien plus fort que la barrière des nationalités. Un projet qu’il baptiste les Architectes (ou Bâtisseurs) du monde. Ce sont des portraits à la fois littéraires et psychologiques que Zweig brosse en comparant trois sujets au sein d’un même essai. Dostoïevski, Balzac et Dickens sont des constructeurs ; Stendhal, Casanova et Tolstoï sont des introspectifs qui ont analysé eux-mêmes les abîmes de leur personnalité. Le triptyque le plus saisissant reste celui de Kleist, Hölderlin et Nietzsche, qui sont dominés par ce que Zweig appelle le « démonisme » : ils portent en eux une force destructrice. Luttant contre leur part sombre, ils ont tous produit une œuvre puissante. Fasciné par ces écrivains maudits, Zweig possède lui-même ce « démonisme ».
La nouvelle, écrin de spn expression littéraire
Les nouvelles de Zweig s’inscrivent dans une irréalité brumeuse qui se rapproche de l’universalité, tout est flou et intemporel. Elle lui permet d’explorer les replis obscurs des émotions, de débusquer les sentiments les plus inavouables (La Confusion des sentiments). Les personnages et les situations ne sortent pas de l’ordinaire ; le spectaculaire vient des renversements psychologiques.
La nouvelle convient mieux à Zweig que le roman : il écrit, puis il condense, il épure. Son écriture s’épanouit paradoxalement dans sa concision, car son style reste recherché et volubile, toujours dans la suggestion grâce à la multiplication des métaphores. Il réussit à conserver toute la substance d’un roman dans un court récit, sans qu’elle perde en efficacité. L’intensité est décuplée par l’utilisation d’hyperboles, de superlatifs et de répétitions. Le rythme est haletant, presque oppressant, grâce à une ponctuation savamment étudiée. On est au plus près de la fébrilité et des spasmes des protagonistes, de leurs sensations immédiates.
La passion est le fil conducteur de l’œuvre de Zweig. Toujours destructrice, elle fait irruption dans une vie ordinaire et dévaste tout sur son passage. Les personnages deviennent la proie de l’irrationnel et de l’obscurité. C’est tout un bouillonnement intérieur, un dédale émotionnel qui va souvent jusqu’à la névrose ou l’autodestruction.
L’autre tourment des personnages, c’est le poids du secret (La Peur). Porteurs de drames, ils éprouvent le besoin de raconter leur expérience, dans une démarche presque psychanalytique. Pour cela, Zweig recourt à la technique du récit dans le récit, ou enchâssé via, par exemple, une lettre ou un texte lus après la disparition de leur auteur (Lettre d’une inconnue, La Nuit fantastique) ou une confession à un inconnu (Amok, Vingt-quatre heures de la vie d’une femme). Dans le cas d’Amok, la situation, un bateau voguant en pleine mer la nuit, crée une atmosphère presque irréelle qui facilite l’épanchement du protagoniste. Les récits se déroulent le plus souvent dans l’opacité de la nuit ou la faible lumière du crépuscule, plus favorables à la révélation des secrets. Pourtant, si ces confessions sont nécessaires, elles ne soulagent pas, elles ne résolvent rien. La fin est souvent dramatique (suicides dans Amok, Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, mort dans La Nuit fantastique) et la morale pessimiste.




