Les grands seigneurs et leurs vassaux
Le premier écueil du système féodal est assez net : l’attache personnelle - l'essence du lien féodal - se dénature lorsque dans le contrat lui-même, on porte de plus en plus d’intérêt au fief et de moins en moins à la foi du serment. Dès le XIe siècle, l’élément matériel du fief a pris le premier rôle : on fait hommage pour tel fief et non pour tel homme. Comme l’on peut faire hommage à plusieurs seigneurs et donc posséder plusieurs fiefs, on a certes distingué l’hommage-lige, primant tous les autres, avec un suzerain principal ; mais on a vu alors des vassaux tenir plusieurs fiefs liges… La pluralité de fidélités contractées dans le but d’acquérir de nouveaux fiefs dissout la part de dévouement personnel, qui s’affaiblit aussi par le glissement vers une succession héréditaire.
L’héritier du vassal, qui devait faire hommage au seigneur s’il voulait récupérer le fief, ne pas avoir à lui rendre armes et équipement du défunt, put vite s’en acquitter dans l’établissement du droit de relief : une simple taxe lui permet de « relever », de reprendre le fief. De même, la transmission héréditaire autorisera de mettre une femme à la tête d’un fief, si le seigneur la remarie, si elle est la veuve du vassal ou lui choisit un mari si elle est sa fille. Dérive héréditaire qui peut voir aussi le seigneur en position de prendre en charge et former un héritier mineur. Du coup celui qui va porter, s’il le peut, les armes pour le seigneur, n’a pas avec lui une fidélité décidée de son propre chef et le seigneur reçoit dans son hommage un être qui ne l’a pas choisi.
Au sein de cette aristocratie, on verra progressivement que, sur l’ensemble du système, le lien féodo-vassalique est impuissant à établir un vrai rapport de subordination lorsqu’il est passé entre seigneurs de force à peu près égale, que ce soit entre grands princes des régions ou entre petits chevaliers fiéfés : les agressivités de l’époque sont certes atténuées, mais les puissances rivales restent dans une paix fragile. Le lien féodal ne « marche » bien que là où le vassal est nettement inférieur à son seigneur, lequel peut le soumettre alors au véritable service contracté. Dès le XIIe siècle, les cadres féodaux fléchissent sous l’ensemble de leurs possibilités d’écarts et abus, et, au XIIIe, au sommet, princes et rois finissent par voir dans le système l’obstacle de toute une série d’intermédiaires peu dociles, dont ils ne peuvent atteindre et régler les disputes sans passer au-dessus de la tête de leurs propres vassaux directs. L’ensemble du « grand pays » leur échappe : la pyramide féodale, bâtie de pierre en pierre sur le ciment fragile des rivalités des petits pagi (les pays : cantons, régions), voit posée à son sommet la question de la nécessité de la reprise en mains « étatique », à laquelle s’emploie la royauté depuis les premiers signes du dysfonctionnement.
L'église dans la féodalité et le royaume
Au Moyen Âge, l'Eglise est imbriquée aux appareils sociaux et politiques que dessine en Europe la féodalité. Comme les royautés ou le Saint Empire romain germanique, elle a son souverain (le pape) et ses grands princes (les évêques). Jusqu’en 1059, c’est le pouvoir politique séculier de l’empereur du Saint Empire qui désigne le pape. Puis, sous le pape Nicolas II, un concile impose l’élection du pape par un collège de cardinaux. Les évêques sont investis par les rois et les grands, qui estiment que ces ministres épiscopaux, exerçant leurs prérogatives sous leur autorité princière, sont le prolongement naturel de leur pouvoir. L’évêque peut même recevoir du prince sa crosse et son anneau, et lui prêter serment de fidélité, ce qui rappelle fort l’hommage féodal.
Une réforme pour ramener l'ordre
La réforme de l’église en cours, qui voit le pape Grégoire VII condamner ce type d’investiture, aboutit à la décision en 1099 de son successeur Urbain II : interdiction à tout évêque ou abbé (supérieur d’un monastère) de prêter hommage et fidélité au roi ou à tout autre laïc. On arrive dans le royaume de France à un compromis : l’évêque recevra sa charge pastorale d’un collège épiscopal à travers crosse et anneau, et du roi sa charge de biens terrestres attachés à l’évêché, à travers un autre objet symbolique. Mais c’est sur le fond que l’église tente de déborder le cadre des liens féodaux dont les serments de non-agression ne suffisent pas à limiter la violence du temps. Dès 1038, le concile de Bourges met en place, encore à partir de la France, des Assemblées de paix, comprenant seigneurs, clercs et bourgeois où chacun, devant l’évêque et sur des reliques sacrées, prête serment : interdiction aux belligérants d’attaquer les clercs, les voyageurs, les moines, les paysans, leur bétail, d’incendier leurs maisons ; interdiction aux belligérants de se battre du vendredi au dimanche. Ce mouvement nommé Paix de Dieu pointe l'Église comme seul frein à la violence des seigneurs et des chevaliers. Mais, introduisant des notions religieuses dans les serments de vassalité, des bénédictions d’armes dans les adoubements de chevaliers, l’église peut-être vue, dans sa moralisation bien gérée de la conduite de la chevalerie, de la guerre et de la paix, comme affinant les idées de croisade. Il ne faut pas sous-estimer non plus l’action en retour de la féodalité sur le pouvoir ecclésial, et la féodalisation du clergé : comportements et usages féodo-vassaliques s’infiltrent et les évêques et abbés acquièrent ou concèdent des fiefs, reçoivent des hommages.
Un clergé féodalisé
A la fin du XIIe siècle, l’archevêque de Reims peut faire dresser liste des fiefs tenus de lui et des services qu’ils entraînent, celui d’Arles faire compiler et classer par sections la liste des serments féodaux… Ce genre d’imprégnation politique du clergé séculier fait saisir la constance du renouveau monastique (les réguliers de Cluny, puis de Cîteaux) à vouloir détacher les moines de l’autorité des évêques. La plus durable pénétration de la féodalité dans la religion sera dans les attitudes et le vocabulaire liturgique, dont le christianisme porte encore trace : Dieu est conçu comme Seigneur, il siège au centre d’une cour céleste, accueille le service de ses fidèles, agenouillés mains jointes, quelquefois devant son trône dans des représentations qui excèdent largement le temps médiéval…
► Pour en savoir plus, découvrez le dossier Moyen Âge : la féodalité et l'affirmation de l'Etat
►► Retrouvez aussi l'organisation du système féodal avec le jeu À votre service, Monseigneur !





