« Jacques le Fataliste et son maître », un roman philosophique

Diderot souhaite non pas instaurer une complicité avec le lecteur, mais « exige » que celui-ci ne soit pas simplement passif. Il veut l’inviter au véritable raisonnement philosophique.


Publié le 04/10/2013 • Modifié le 25/08/2025

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Fatalisme ou déterminisme ?

Le fatalisme, un débat philosophique

Denis Diderot, éduqué dans la religion catholique, va évoluer au fil de sa vie vers le déisme puis le matérialisme. Philosophe des Lumières, il ne rejette pas la religion mais les excès de la religion. Lorsqu’il publie Jacques le fataliste, le fatalisme est au centre de débats acharnés entre les défenseurs de la foi catholique et les philosophes des Lumières, à la recherche d’une religion délivrée de tout ritualisme et de la superstition.

Ces débats se sont cristallisés autour du portrait de poète, philosophe et visionnaire, dépeint dans le poème philosophique Essai sur l’Homme de l’anglais Alexander Pope, publié en 1730 et traduit en français pour la première fois en 1736. À sa façon, dans Jacques le fataliste, Diderot interroge les liens de causalité dans l’action humaine entre liberté, nécessité et déterminisme. En la soustrayant des questions théologiques : son héros, Jacques le fataliste, est athée. Ses réflexions tout au long de l’aventure rejoignent plus les champs de la philosophie et de la science, que de la religion ou de la magie. 

Jacques, fataliste ?

De prime abord, Jacques le fatalise ne pourrait pas être maître de son destin.

« Jacques : (...) Un homme heureux est celui dont le bonheur est écrit là-haut ; et par conséquent celui dont le malheur est écrit là-haut, est un homme malheureux. »

Son fatalisme apparent illustre, en fait, un questionnement permanent sur la vie.

« Jacques : Et qui est-ce qui a fait le grand rouleau où tout est écrit ? Un capitaine, ami de mon capitaine, aurait bien donné un petit écu pour le savoir ; lui, n’aurait pas donné une obole, ni moi non plus ; car à quoi cela me servirait-il ? En éviterais-je pour cela le trou où je dois m’aller casser le cou ? »
 

Vers le déterminisme

Ses choix et ses actions vont influer sur le cours de sa vie et sur le déroulement de l’histoire racontée. L’attitude de Jacques ne ressort donc pas du sens commun donné aujourd’hui au fatalisme : celle de quelqu’un qui s’abandonne passivement aux événements. Les aventures de Jacques le Fataliste ressortent plus de la notion de déterminisme. Le déterminisme englobe le pouvoir de la raison (le devenir peut être appréhendé en raisonnant) ainsi que le pouvoir de l’action (certaines actions ou évènements peuvent être empêchés en en empêchant d’autres). L’homme, même s’il ne contrôle pas tout, peut influer sur son destin en s’appuyant sur sa compréhension du monde et sur sa connaissance des sciences (les mêmes causes produisent les mêmes effets).

La question du destin et de la liberté

Le jeu de rôle du maître et du valet

Diderot interpelle le lecteur sur les notions de destin et de liberté : l’homme est-il réellement libre ? Est-il soumis à un destin ? Qu’est-ce que la liberté ? Pour se faire, Il oppose ce que les deux personnages centraux de l’histoire pensent d’eux mêmes et la réalité de leurs cheminements dans la vie. Jacques est présenté comme fataliste, son maître comme partisan du libre arbitre.

  • Jacques, soumis aux aléas de la vie, se montre attentif aux autres, réfléchi et prompt à passer à l’action. Ses interventions, vont, à plusieurs reprises modifier le cours de l’histoire (lorsqu’il fait partir les brigands de l’Auberge par exemple).
  • Le maître, qui croit pour sa part au libre arbitre, est bien souvent montré comme subissant les événements et agissant sans grande spontanéité ni inventivité.

La construction « libre » du roman

Diderot s’affirme libre de toucher à tous les genres : le roman, la fable, l’essai, sans jamais en respecter ni les règles ni la forme. Il dénonce, lors de diverses interruptions, l’illusion et les ficelles du genre romanesque.

Au fil du récit, Diderot le narrateur rappelle au lecteur qu’il est seul maitre du déroulement de l’histoire (du « grand rouleau ») et qu’il peut diriger l’action et les vies des personnages comme bon lui semble.

« Que cette aventure ne deviendrait-elle pas entre mes mains, s’il me prenait en fantaisie de vous désespérer ! Je donnerais de l’importance à cette femme ; j’en ferais la nièce d’un curé du village voisin ; j’ameuterais les paysans de ce village ; je me préparerais des combats et des amours ; car enfin cette paysanne était belle sous le linge. Jacques et son maître s’en étaient aperçus ; l’amour n’a pas toujours attendu une occasion aussi séduisante. Pourquoi Jacques ne deviendrait-il pas amoureux une seconde fois ? Pourquoi ne serait-il pas une seconde fois le rival et même le rival préféré de son maître ? – Est-ce que le cas lui était déjà arrivé ? – Toujours des questions. »

Pour amener plus loin la réflexion, Diderot n’impose pas de dénouement au lecteur.

« Et moi, je m’arrête, parce que je vous ai dit de ces deux personnages tout ce que j’en sais : Et les amours de Jacques ? Jacques a dit cent fois qu’il était écrit là-haut qu’il n’en finirait pas l’histoire, et je vois que Jacques avait raison. Je vois, lecteur, que cela vous fâche ; eh bien, reprenez son récit où il l’a laissé, et continuez-le à votre fantaisie, ou bien faites une visite à Mlle Agathe, sachez le nom du village où Jacques est emprisonné ; voyez Jacques, questionnez-le : il ne se fera pas tirer l’oreille pour vous satisfaire ; cela le désennuiera. »

La quête de la vérité et la dénonciation sociale

Inviter au raisonnement philosophique

Denis Diderot, en s’appuyant sur les formes variées du récit, tire de multiples fils. Avec facétie, créativité, impertinence, il emmène le lecteur dans une direction puis brouille les pistes et parfois même le frustre. Diderot souhaite non pas instaurer une complicité avec le lecteur, mais « exige » que celui-ci ne soit pas simplement passif. Il veut l’inviter au véritable raisonnement philosophique. Il met à mal l’illusion de la réalité, au nom de la vérité. Il se veut volontairement déconcertant et énigmatique.

« Vous voyez, lecteur, que je suis en beau chemin, et qu’il ne tiendrait qu’à moi de vous faire attendre un an, deux ans, trois ans, le récit des amours de Jacques, en le séparant de son maître et en leur faisant courir à chacun tous les hasards qu’il me plairait. Qu’est-ce qui m’empêcherait de marier le maître et de le faire cocu ? d’embarquer Jacques pour les îles ? d’y conduire son maître ? de les ramener tous les deux en France sur le même vaisseau ? Qu’il est facile de faire des contes ! ».

Jacques le Fataliste et son Maître n’est pas un récit engagé. Diderot ne donne pas de « leçons », mais présente plutôt des idées et des arguments pour susciter la libre réflexion du lecteur. Par ce positionnement de penseur plutôt que celui de philosophe, il ne cherche pas de cohérence et n’a pas peur des paradoxes.

Satire sociale

Le récit est parsemé de nombreuses allusions au contexte politique, économique, social et intellectuel de l’époque. On trouve ainsi, avec des propos parfois cinglants, de nombreuses références à des auteurs (l’abbé Prévost, Rousseau, Voltaire et sa lutte contre le catholicisme), à des personnages réels (le comte de Saint-Florentin alors ministre, le duc de Chevreuse) et à des artistes (le peintre Fragonard, l’ébéniste Boulle).

Diderot fait une peinture de toutes les classes sociales de l’époque. Les paysans vivent dans la misère, la noblesse perd son statut de classe privilégiée (le marquis des Arcis vit des largesses de Madame Darcis et épouse une courtisane) et la bourgeoise est en pleine ascension (Desglands devient châtelain et prend le titre de « Seigneur de Miremont »).

Diderot critique sans complaisance l’évolution de la société au XVIIIe. Il dénonce le pouvoir de l’argent et souligne que les valeurs morales sont bafouées (le confesseur séduit la pénitente, le mariage est ridiculisé, l’amour est vénal). L’Église est la cible privilégiée des railleries de Diderot.


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