On voit généralement en Georges Perec un virtuose de l'écriture et des mots, un maître des procédés d'écriture formels qu'il a explorés grâce à l'Oulipo. Cependant, cette vision est réductrice et occulte une vocation de l'écriture plus profonde.
Qui était Georges Perec ?
Fils de parents immigrés juifs polonais, Georges Perec est très tôt marqué par la Seconde Guerre mondiale. Son père, engagé volontaire dans l’armée française, meurt en juin 1940 et sa mère est arrêtée puis déportée à Auschwitz en 1943. Il grandi près de Grenoble, auprès de sa tante Esther et son mari David Bienenfeld.
À la fin de sa scolarité, il se lie d’amitié avec son professeur de philosophie, Jean Duvignaud, qui lui présentera l’écrivain et éditeur Maurice Nadeau et le sémiologue Roland Barthes. Il entame par la suite des études de lettres qu’il abandonne rapidement : sa volonté de se consacrer à l’écriture devient primordiale.
Mais les débuts sont difficiles. Entre 1957 et 1961, ses premiers romans sont tous refusés par les éditeurs. Il devient documentaliste en neurophysiologie au CNRS, motivé par son goût pour la classification, il met au point des systèmes de classement de la documentation. Il continue d’écrire régulièrement. En 1965, il publie Les Choses, un roman réaliste et sociologique, influencé par Flaubert et L’Éducation sentimentale. Le livre est un succès et Perec reçoit le prix Renaudot. Perec intègre l’Oulipo – l’Ouvroir de littérature potentielle – un groupe qui explore et invente des contraintes littéraires. Perec travaille alors selon des procédés d’écriture de plus en plus complexes, comme dans La Disparition (1969), texte où la lettre e est bannie. La consécration arrive en 1978 avec La Vie mode d’emploi, roman titanesque et méticuleux, fruit de neuf ans de travail et pour lequel il reçoit le prix Médicis.
Dates-clés
- 1936 : naissance à Paris
- 1961 : documentaliste en neurophysiologie au CNRS
- 1965 : publication de Les Choses, succès de librairie pour lequel il reçoit le prix Renaudot
- 1967 : entre à l’Oulipo – l’Ouvroir de littérature potentielle – groupe qui explore et invente des contraintes littéraires
- 1978 : publication de La Vie mode d’emploi, pour lequel il reçoit le prix Médicis
- 1982 : décès à l’hôpital d’Ivry, d'un cancer
Le style de Georges Perec
Perec ne pourra se libérer de ses obligations professionnelles pour le CNRS qu’en 1978 et ce malgré le succès de son roman Les Choses en 1965. Dans ce texte réaliste et sociologique d’inspiration flaubertienne, un jeune couple rêve d’acquérir une foule d’objets, quintessence du confort et de la richesse, mais sans jamais se donner les moyens de les obtenir. Malgré sa dimension littéraire et stylistique, le public et la critique ont surtout retenu de ce roman son approche sociologique. Ils seront déroutés par les ouvrages qui suivront tant ils seront différents comme Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ? (1966), court roman où Perec accumule les figures de style et Un homme qui dort (1967), récit d’un jeune étudiant qui renonce à faire partie du monde, faisant le vide autour de lui. Plus déroutant encore, le roman La Disparition (1969) où il s’impose d’écrire sans la lettre « e ». Perec ne se limite pas au romanesque : il dresse des recensements à caractère autobiographique (La Boutique obscure, 1973 ; Je me souviens, 1978) et publie un essai où il s’interroge sur la notion d’espace (Espèces d’espaces, 1974). En effet, Perec refuse d’écrire des livres qui se ressemblent. Dans « Notes sur ce que je cherche » (Penser/Classer, 1985), il définit les quatre points autour desquels son œuvre s’articule : sociologique (observation du quotidien), autobiographique, ludique (écrire en suivant des contraintes) et romanesque. Nuançant son propos, il ajoute que tous ses travaux n’échappent pas à des récurrences autobiographiques ou à l’utilisation de contraintes. De fait, tous ses textes entrent en résonnance les uns avec les autres.
Jeux avec les mots et les lettres
Perec a défini la dimension ludique comme l’un des quatre champs qu’il cultive dans ses écrits. Ce champ ludique s’exprime aussi bien dans ses textes qu’en dehors : à partir de 1976, Perec crée des grilles de mots croisés pour le magazine Le Point et il s’emploie à dépoussiérer le genre. Il propose des définitions qui ne suivent pas un sens conventionnel, le joueur devant ainsi explorer des détours insolites. Il s’écarte des usages courants de la langue pour atteindre l’inédit. Il s’agit de faire dire autre chose aux mots, de révéler ce qu’ils ne pourraient dire ordinairement. Au-delà des mots, Perec manipule l’unité de base du langage, la lettre. Dans son œuvre poétique (qu’il ne pratique qu’avec des contraintes), Perec exploite des hétérogrammes.
- Il part d’une série de lettres différentes – ou hétérogramme – à partir de laquelle il crée des poèmes.
- Dans le recueil Alphabets, il utilise les dix lettres les plus fréquentes (e, s, a, r, t, u, l, i, n, o) auxquelles il ajoute une lettre choisie parmi les seize restantes (par exemple b ou v, etc.) À partir de cet hétérogramme, il forme des poèmes de onze vers (onzains), chaque vers étant l’anagramme de la série de départ c’est-à-dire qu’il permute les lettres pour former des mots différents.
Perec présente ses poèmes sous deux formes : la disposition en carré de 11 × 11 lettres et la transposition libre, afin que le lecteur puisse visualiser les contraintes et leur résultat.
Parmi les jeux qui ont particulièrement intéressé Perec, on trouve le palindrome, mot ou phrase pouvant se lire dans les deux sens, sans que la signification soit obligatoirement la même. Il publiera ainsi un des plus longs palindromes connus (1247 mots). Il travaille aussi à des formes plus rares comme le palindrome vertical où ne sont conservées que les lettres restant identiques ou se transformant après une rotation de 180°. Cependant, la contrainte majeure dans l’œuvre de Perec reste le lipogramme, qui consiste à écrire en se privant d’une ou plusieurs lettres : la plupart des règles qu’il explore dans ses écrits s’apparentent au lipogramme. Loin d’être uniquement spectaculaire, cette contrainte permet à Perec de développer une écriture plus intime, celle du manque et de l’absence.
Une écriture du manque et de l'absence
Face à la question douloureuse de la prise de parole (impossibilité de l’histoire personnelle) et au vide (perte de ses parents et de ses souvenirs), Perec choisit le potentiel d’expression illimité des contraintes. Car si l’écriture ne peut exprimer le vide, elle peut tout du moins le cerner, le baliser. Le manque, thème omniprésent dans son œuvre, trouve ainsi une forme d’expression via le lipogramme puisqu’il s’agit d’écrire en excluant totalement une des lettres de l’alphabet. La Disparition, lipogramme en e, dépasse ainsi le simple cadre de l’exercice oulipien.
Le choix de la lettre e n’est pas anodin, car il permet – au-delà d’une prouesse linguistique – d’exprimer l’histoire personnelle. L’écriture privée de sa voyelle la plus fréquente se retrouve alors amputée de près des deux tiers des mots de la langue française, dont les plus essentiels (ne, de, le, etc.). Il devient impossible de dire je et eux (qui désigne ses parents). Cet interdit provoque l’anéantissement du nom Perec et abolit la marque du féminin, renvoyant ainsi à la perte de ses parents, à la disparition – au sens littéral – de sa mère et l’absence de son histoire personnelle. Cette contrainte imprègne toute son œuvre, car il l’explore intensément sous des formes diverses. Ainsi les monovocalismes, les hétérogrammes ou le palindrome vertical sont également des lipogrammes, puisqu’une ou plusieurs lettres sont bannies. Perec travaille aussi à des types plus rares de lipogrammes comme « la contrainte du prisonnier » qui élimine toutes les lettres à jambages (ne reste que les lettres : a, c, e, m, n, o, r, s, v, w, x, z voire le i). La rigidité de telles contraintes peut sembler aliénante, car l’auteur ne peut plus dire ce qu’il veut comme il le désirerait le faire et chaque mot doit être minutieusement réfléchi. Pourtant ces règles qui prennent le pas sur l’inspiration débrident l’imagination. Comme Perec le démontre à travers La Disparition ou La Vie mode d’emploi, elles deviennent la source de toutes les possibilités.
Œuvres principales
Les Choses (1965), La Disparition (1969), W ou le souvenir d’enfance (1975), Alphabets (1976), Je me souviens (1978), La Vie mode d’emploi (1978)
Particularités littéraires
Une œuvre hétéroclite, une réflexion sur le langage, sur l’absence, le manque et la mémoire, les jeux avec les mots




